[Littérature et réflexions] « L’épuisement » – Christian Bobin

En début d’année, avec la parution posthume de son dernier texte, Le Murmure, je me suis dit qu’il était temps de découvrir ce romancier-poète. Ne sachant par lequel de ses livres commencer, je me suis posée devant les rayons de la bibliothèque et j’ai choisi celui dont le titre me parlait le plus : L’épuisement.

L’épuisement c’est un roman sur l’amour, l’enfance et l’écriture ; sur l’amour de l’enfance et de l’écriture. C’est une réflexion sur la vie, la solitude, l’oubli ; sur l’effort que ce métier de vivre demande et l’épuisement qui s’en ressent.

Il s’avéra que ce livre me parla bien au delà de juste son titre. J’ai lu d’autres textes de Christian Bobin depuis, mais aucun ne m’a autant plu et marquée que celui-ci. Parler de « révélation » serait un peu fort, mais on en est pas loin.

Extraits choisis et commentaires :

L’amour c’est quand quelqu’un vous ramène à la maison, quand l’âme revient au corps, épuisée par des années d’absence.

Il me semble que nous ne disposons dans la vie que d’une quantité limitée de « oui » et qu’il nous faut, avant de les délivrer, les protéger par une quantité illimitée de « non ».

J’ai passé la majeure partie de ma vie à dire « non ». Et puis un jour j’ai commencé à dire « oui ». Et je confirme : protégez vos « oui ». Dire « oui » peut s’avérer dangereux ; dire « oui » vous ouvrira les portes d’un monde insoupçonné, mais ces portes risquent de se refermer, ne subsisteront alors que les souvenirs et la frustration de la connaissance.

Aujourd’hui nous avons tout perdu, tout. Nous avons perdu le goût et les tournures de vivre ensemble. L’intelligence nous manque. Le temps nous manque. Le cœur nous lâche. (…) Le monde va toujours vers le pire. Dès qu’on le laisse aller seul, le monde va vers la destruction du faible et du précieux en nous. On ne peut pas laisser la société une seconde sans surveillance, c’est plus fort qu’elle, il faut qu’elle aille vers la bêtise et vers le meurtre…

Je pense que les économistes ne connaissent rien à l’économie : le chômage n’est pas l’absence de travail mais sa présence soudain trop grande, le règne sans contrepoids du travail fou, de l’idée maladive qu’il faut travailler pour avoir droit de vivre. Personne n’est soumis à la tyrannie du travail plus qu’un chômeur.

Résultat de cette tyrannie du travail aujourd’hui : les gens veulent gagner de l’argent sans travailler. Mais en même temps, quand avoir devient plus important que savoir, que l’intelligence artificielle est prioritaire face à l’intelligence humaine, que « influenceur » devient un métier, comment leur en vouloir ? À qui en vouloir quand des « influenceurs » demandent des milliers d’euros pour poster une photo sur Instagram ou une vidéo sur TikTok et qu’on leur accorde ? Aux marques, aux abonnés, qui cautionnent cette démarche et demandent toujours plus de contenus ? Pourquoi finalement exercer un métier qui demande un effort physique ou intellectuel quand on peut se contenter d’être un panneau publicitaire ? Et pourquoi s’échiner à essayer de transmettre un savoir et élever les esprits quand on voit l’importance et la valeur que les masses accordent aux esprits creux ? 1

Il n’y a pas la moindre sagesse dans ma vie. Pas non plus de folie. Je ne sais pas au juste ce qu’il y a dans ma vie. La vie peut-être, simplement. Et la solitude, sagesse et folie confondues. La solitude occupe ma maison à un point incroyable de sans gêne. (…) La solitude est une maladie dont on ne guérit qu’à condition de la laisser prendre ses aises et de ne surtout pas en chercher le remède, nulle part.

Mon vrai désir ce n’était pas d’écrire, c’était de me taire. M’asseoir sur le pas d’une porte et regarder ce qui vient, sans ajouter au grand bruissement du monde.

Comme diraient les anglais : relatable. J’aime le silence. Il y a beaucoup de paroles dans le silence si on prend la peine de l’écouter. (Je vais d’ailleurs prochainement assister à une lectorale sur le silence et j’en suis très curieuse). Si j’écris et partage mes réflexions sur ce blog, c’est finalement pour m’obliger à ne pas m’enfermer dans le silence et la solitude, sans quoi je serais bien capable de rester éloignée de tout et de tous.

Les adolescents sont les personnes qui mettent le plus de choses sur les murs. Des photos et des mots. C’est que l’adolescence est un temps où on est sans visage clair. L’ancien visage princier d’enfance est fané, du moins on croit qu’il est fané et ça revient au même. Le nouveau visage, celui de l’homme ou de la femme qu’on sera, n’est pas encore disponible, et on n’est pas sûr d’en vouloir. Alors on cherche au dehors dans les revues, dans les photos d’acteurs, de chanteurs ou de sportifs, on essaie des visages comme on essaie des vêtements, aucun ne va, tant pis, on recommence, on déchire, on découpe, on finira bien par trouver.

En effet, on finit par trouver. D’abord on tâtonne, on s’inspire de choses et d’autres ; on feint, beaucoup, au point de se perdre parfois ; et puis on finit par ne plus supporter ce sentiment de jouer un rôle – un rôle d’ailleurs souvent attribué par les autres, par l’image qu’ils ont de nous. Et alors on prend conscience de nos failles, on accepte nos contradictions, on fuit, mais à la fin on se (re)trouve.

La culture et l’intelligence sont de deux ordres différents. On peut avoir l’une et être dépourvu de l’autre. On peut être cultivé et d’une bêtise épouvantable. L’intelligence cela vient de l’âme et c’est donné à tout le monde par le seul fait de naître, même si tout le monde n’en use pas, n’ose pas user de sa capacité personnelle à la solitude, de l’intensité de solitude de son âme propre. L’intelligence ce n’est rien d’autre : une manière personnelle de se tenir devant soi et devant le monde, une manière propre à la personne de se laisser altérer par ce qui vient et de chercher son bien à elle, rien qu’à elle, dans ce qui la traverse et parfois la tue.

C’est le droit élémentaire de ceux que j’aime de me quitter sans aucune explication, sans raisonner leur départ, sans prétendre l’adoucir par des raisons qui seront toujours fausses. Ceux que j’aime, je ne leur demande rien. Ceux que j’aime, je ne leur demande que d’être libres de moi et ne jamais me rendre compte de ce qu’ils font ou de ce qu’ils ne font pas, et, bien sûr, de ne jamais exiger une telle chose de moi. L’amour ne va qu’avec la liberté. La liberté ne va qu’avec l’amour.

C’est l’une des choses les plus difficiles à accepter et mettre en œuvre, mais aussi l’une des plus fondamentales. Les gens s’éloignent et chercher à les retenir serait désastreux, on risquerait d’y perdre le peu d’eux qu’il nous reste. Malgré mon envie, je me refuse à demander quoique ce soit aux gens que j’aime ; le fait de n’avoir ni responsabilités familiales, ni contraintes temporelles me l’interdit. Je ne veux pas qu’ils se sentent obligés d’être avec moi et je ne veux pas avoir l’impression qu’ils me font une faveur à l’être. Mais je partagerai avec joie mon temps et mon espace avec eux, quand ils le voudront et tant qu’ils le voudront ; et le jour où ils chercheront mon absence plutôt que ma présence, je leur offrirai aussi.

Je crois que c’est ça, un artiste. Je crois que c’est quelqu’un qui a son corps ici et son âme là-bas, et qui cherche à remplir l’espace entre les deux en y jetant de la peinture, de l’encre ou même du silence. Dans ce sens, artistes nous le sommes tous, exerçant le même art de vivre avec plus ou moins de talent, je précise : avec plus ou moins d’amour.

l'épuisement christian bobin
L’épuisement – Christian Bobin | Le temps qu’il fait – 1994

« Je m’égare un peu, ce livre ressemble de plus en plus à ce que ma mère me disait en me voyant sortir, mal coiffé : tu ressembles à l’orage. Ce livre ressemble à l’orage, mais, somme toute, une promenade sous la pluie n’est jamais mauvaise, la joie y vient avec la peur. »


  1. Oui je généralise, oui j’exagère, mais je vois tellement de choses au quotidien… le désespoir m’étreint. ↩︎

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